Hommage à Alain-3

21 octobre 2019,

Hommage à Alain par Daniel Maja

Chers amis,

Mon témoignage (je devrais dire notre témoignage d’Ewa et moi) portera sur deux thèmes, je vous rassure, très brefs.

Celui du dessinateur qui a publié dans « Le Sauvage » depuis le début et dans les « Sauvage » sous toutes les formes qui ont suivi.

Celui d’amis d’Alain, nous l’avons vu durant des décennies, des années Sauvage jusqu’à ses dernières journées de mai dernier.

Nous fûmes dans ses maisons de la presqu’île de Giens, Cap d’Ail, Menton, Grandville, Chausey, rue Jussieu, Quai des Grands-Augustins, de la Tournelle, rue d’Assas, rue vieille du Temple, du petit pont, j’en oublie, la péniche sur la Seine…car Alain déménageait sans cesse, ne restait dans la demeure qu’il avait transformée, rebâtie, que quelques mois, quelques années, rêvant de s’établir ailleurs.

Le jardin d’Alain à Giens par Axel Maja

C’était l’homme-duel d’Alain: s’enraciner, mais pas trop longtemps, repartir pour de nouveau s’enraciner, l’homme du tour du monde en bateau et le Robinson constructeur, qui forait le schiste de la presqu’ile de Giens au marteau-piqueur, creusait des grottes, plantait une palmeraie, transformait un banal pavillon en meulière en villa florentine, avec vue sur la mer, l’ile Porquerolles et la Corse en mirage, c’était là, le principe des choix de ses demeures, toujours un splendide point-de-vue. Bâtisseur, constructeur, mais aussi décorateur subtil. Le gros œuvre terminé, il inventait des variations poétiques, des peintures, des ouvertures, mais venait le temps où il ne restait que des ajustements, des améliorations vénielles, alors il songeait à partir, à s’enfuir plutôt.

 Alain, de la même façon, créait des structures, des associations, des sociétés d’amis, des utopies, s’y investissait pour les mettre en place, assurait leur naissance, protégeait leur enfance puis l’adolescence pour les transmettre, le jour venu, à ceux qui l’avaient accompagné. Ainsi en fut-il des Fous de Palmiers, des Amis de la Terre, du Sauvage même…

La joie de créer, de rassembler, puis d’essaimer.

Je me souviens qu’il nous avait décrit dans un de ses très beaux jardins son système de recyclage: toute transformation, tout prélèvement de terre, toute roche devait être utilisée dans un autre coin du jardin ou pour un autre usage, rien ne se perd, tout se transforme. Le jardin-cycle, le jardin-mutation, la maison-protée.

Alain aimait aussi les associations d’amateurs, obsédés par des passions exclusives, les palmiers, l’ocre, l’académie ligurienne, les écrivains rares, Cingria, mais aussi les valeurs consacrées, les amis de Giono, Cendrars, de Montaigne…

Ses goûts picturaux le portaient vers les italiens, Piero della Francesca, Giotto, Caravage, Ucello, les Tiepolo, surtout Gianbatista, le fils ainé, les fresques de la Ca Rezonico à Venise avec les Pulcinella auxquels il a consacré un livre, reprenant le découpage du « Divertimento per li ragazzi » un livre de dessins qu’entreprit  Tiepolo en son grand âge, un livre-testament, un livre-fou et chimérique en lequel se projeta Alain.

J’en viens à son goût pour le dessin et les dessinateurs anciens et contemporains. Il chérissait ceux du New-Yorker, en particulier Steinberg, le trait, l’humour abstrait et non-sensique. Il fit publier dans le Sauvage: Brétécher et son Bolot occidental, l’excentrique suisse Poussin aux histoires extravagantes et oulipiennes, l’anglais Peters Days dit Lamouche qui se baladait avec une ombrelle indienne et tant d’autres à qui il permit de faire leurs premiers pas.*

Son intérêt pour la gravure et le dessin fût le ciment qui scella notre amitié. Nous divergions tout de même sur Picasso : Alain n’aimait guère la peinture contemporaine, ses impostures, son charabia et ses installations. Lui pensait et écrivait clair, et juste. Au Sauvage, il incitait aux aventures graphiques mais se démarquait des recherches formelles parfois gratuites d’Actuel et d’autres. Il laissait toute liberté aux dessinateurs, mais ne leur épargnait pas ses critiques, sans en empêcher la publication. Il poussait à l’authenticité, ne souscrivait pas à la mode, libéral, audacieux et conservateur, duel toujours.

Curieux de tout écrit, mode d’emploi d’un outil électrique ou du chauffage par récupération, de la notice d’un médicament ou de la description d’une nouvelle cosmologie, fasciné par la botanique, par les planches sur vélin du Muséum d’Histoire naturelle, par celles du grand Livre des Palmiers, mais aussi lecteur avide des annonces immobilières du Figaro. Une dérive dans Paris avait nécessairement ses haltes aux vitrines des agences immobilières.

Il est probable que nous ayons connu des Alains différents, nos souvenirs pourrons s’enrichir, découvrir des contrées auxquelles nous n’avions pas accès et dessiner un portrait arcimboldesque d’Alain. Il n’était pas expansif, réservant certains domaines à des amis choisis. Pudique, réservé (l’ascendance normande), n’en dire pas plus que nécessaire, par contre l’écrire et bien.

Un dernier point sur ces années où Michèle l’accompagna de sa présence lumineuse et gaie, lui révélant, chanteuse, la Musique, les opéras, le théâtre avec lesquels il était moins familier. Elle le soutint et l’aida dans son combat contre la maladie et la tristesse, elle le sauva d’un AVC, mais ce sont là des histoires intimes…

La veille de son départ à l’hôpital, ayant de la peine à marcher, de son lit, il nous interrogea, soucieux de savoir quelle  aura été son influence, si ses actions avaient eu un sens, ce que nous lui confirmâmes, lui citant ses amis qui en grande partie se trouvent ici aujourd’hui. Nous étions dans sa chambre, devant la grande fresque qui fit la couverture de L’Abécédaire de l’Ange, avec ses prédelles de Pulcinella (ci-dessus). 

Ce jour là, nous quittant, il nous dit: « Au revoir, les amis!  Prenez  les livres que vous souhaitez » c’était très inhabituel, et en y songeant, symbolique. 

Les jours suivants, nous fûmes à l’hôpital avec Michèle, il nous pris en photo avec son portable, nous étions à son chevet pour la dernière fois. Où a-t-il emporté cette image?

Daniel Maja

*Brice m’a signalé après coup, qu’il avait aussi dessiné dans le Sauvage.