TRI 2

23 avril 2014,

120608.Toit capteurs villa jeanne redNous publions ici la suite des commentaires de Jean Gadrey sur l’ouvrage de Jeremy Rifkin La Troisième Révolution Industrielle

Jeremy Rifkin, le gourou du gotha européen (2) par Jean Gadrey

Il me faut, à ce stade, expliquer ce qu’est le grand projet de Rifkin en termes de préconisations concrètes pour les 40 ans à venir, telles qu’il les met en avant lorsqu’il conseille les dirigeants de l’UE et la Commission, les chefs d’État, les grands patrons et les présidents de région. Elles figurent certes dans son livre, mais on les trouve de façon dépouillée dans de courts rapports pour les décideurs, dont celui qu’il a rédigé pour l’UE et que l’on retrouve partout où il passe. Ce sont « les cinq piliers » de la TRI. J’en examinerai ensuite les limites, énormes.

LES CINQ PILIERS DE LA TRI ET LE DÉTERMINISME TECHNOLOGIQUE

Les voici, dans le texte :
- Passer aux énergies renouvelables.
- Transformer les bâtiments en microcentrales énergétiques.
- Déployer la technologie de l’hydrogène et autres techniques de stockage dans chaque immeuble et dans l’ensemble de l’infrastructure pour stocker les énergies renouvelables intermittentes.
- Utiliser la technologie Internet pour créer un réseau similaire de partage de l’énergie, chaque microproducteur ou bâtiment vendant ses surplus.
- Lancer de nouveaux moyens de transport fondés sur des millions de véhicules électriques « branchables » ou à pile à combustible, capables d’acheter et de vendre de l’électricité sur le réseau.

Tel est en fait le « nouveau récit » en pratique. Il relève d’un déterminisme technologique comme il en existe peu. Il faut peut-être remonter au rapport Nora-Minc de 1978 sur l’informatisation de la société, qui fut à l’époque lui aussi un best-seller, pour trouver un équivalent. Or presque toutes les prévisions de ce rapport ont été démenties par les faits, je l’avais montré point par point dans la postface de la deuxième édition mon livre « nouvelle économie, nouveau mythe » (2001).

Voici un extrait de l’introduction du livre de Rifkin : « Dans l’ère qui vient, des centaines de millions de personnes produiront leur propre énergie verte à domicile, au bureau, à l’usine, et ils la partageront entre eux sur un « Internet de l’énergie », exactement comme nous créons ou partageons aujourd’hui l’information en ligne. LA DÉMOCRATISATION DE L’ÉNERGIE S’ACCOMPAGNERA D’UNE RESTRUCTURATION FONDAMENTALE DES RELATIONS HUMAINES, DONT L’IMPACT SE FERA SENTIR SUR LA CONCEPTION MÊME DES RAPPORTS ÉCONOMIQUES, DU GOUVERNEMENT DE LA SOCIÉTÉ, DE L’ÉDUCATION DES ENFANTS ET DE LA PARTICIPATION A LA VIE CIVIQUE »

La séquence logique est la suivante, et tout le livre la confirme : le gotha (grandes entreprises et grands dirigeants politiques), convaincu par Rifkin, décide d’investir massivement dans les infrastructures intelligentes d’énergie électrique du futur, dans les microcentrales (dont les automobiles, les habitations à énergie positive…) et l’économie hydrogène. Cette voie technologique décentralisée entraîne D’ELLE-MÊME un partage du pouvoir et du savoir, elle conduit à privilégier la coopération, le tout aboutissant à une économie post-carbone dans une société collaborative et « biophile ». Quand je parlais de conte, étais-je si loin du compte ? Si la « deep ecology » est parfois présente chez lui, c’est la « deep technology » qui l’emporte en fait. Selon moi, c’est contradictoire. Non pas que la transition n’ait pas (aussi) besoin d’innovations technologiques, mais parce que, chez Rifkin, elles constituent l’unique déterminant du changement.

Or le pari de la bonne fée techno menant au partage du pouvoir et à la « biophilie » a toutes chances d’être perdu. Les maîtres du monde ne risquent pas de se faire déborder par les technologies qu’ils auront mises en place si les citoyens n’organisent pas ce débordement. Rifkin, comme tout gourou dessinant seul l’avenir souhaitable, est à l’exact opposé du mouvement des « sciences citoyennes ». C’est une autre des contradictions majeures de son livre et de sa stratégie « top-down ». Quelle différence avec ce que produit, entre autres, l’association négaWatt avec près de mille membres ! Et du coup, quelle différence dans le réalisme des scénarios !

LA TRI EST MATÉRIELLEMENT INSOUTENABLE !

J’en viens à cette question du réalisme du scénario des « cinq piliers » de la TRI. C’est un sujet délicat car on entre forcément dans des controverses scientifiques et techniques et je n’ai rien d’un expert ni d’un futurologue de l’énergie. Mais les simples citoyens, ou les élus, ne peuvent pas se laisser déposséder de toute capacité de jugement sur ces questions (ou sur celles du climat, du nucléaire, des OGM et bien d’autres), sauf à confier leur sort et ceux des générations futures à l’alliance terrible de l’expertocratie et de l’oligarchie, qui a déjà fait trop de dégâts. Il faut donc consulter les sources, les confronter, et prendre le risque d’évaluer, individuellement et (surtout) comme collectifs concernés.

Par ailleurs, le « réalisme » (ou la pertinence) d’un scénario n’est pas seulement d’ordre scientifique et technique, au sens des sciences « dures ». Il est aussi social, économique, politique, philosophique, etc. Mais commençons par le « dur ».

Rifkin développe des analyses solides en termes de « bilan carbone » et de déclin inéluctable des énergies fossiles. Mais il délaisse les « bilans matière ». Comme c’est un homme intelligent, cet oubli est délibéré : il sait que cette seconde entrée ruinerait sa crédibilité. Le scénario Rifkin revient, on va le voir, à réduire fortement nos émissions en augmentant fortement nos prélèvements matériels sur la nature. Cela ne peut pas marcher.

Mon argument est simple. Il ne concerne pas d’abord l’infrastructure électrique intelligente ou « smart grids » (elle sera en effet nécessaire, mais tout dépendra de sa configuration et de son contrôle), mais les « centaines de millions » de microcentrales énergétiques, bâtiments, véhicules (et imprimantes 3D) qui constituent le cœur de son scénario pour les quarante ans à venir. En résumé : Rifkin « oublie » que les matières premières, minerais et terres rares absolument indispensables à ces technologies où chacun devient producteur d’énergie (et producteur de biens à domicile via la 3D) vont, tout comme les énergies fossiles, connaître des « pics » de production dans la période à venir. Pour certains de ces matériaux, nous y sommes déjà.

De ce fait, contrairement à ce que prétend Rifkin (ch. 7), LES ÉNERGIES RENOUVELABLES NE VONT PAS « DEVENIR PRATIQUEMENT GRATUITES » à un horizon prévisible. Tout juste peut-on dire, avec négaWatt et bien d’autres, qu’elle vont probablement devenir à moyen terme moins coûteuses que les énergies fossiles et que le nucléaire (si son prix inclut tous ses coûts mesurables, sans parler de ses risques non quantifiables en monnaie). L’ÉNERGIE RESTERA CHÈRE, et c’est une bonne chose quand on voit ce qu’a produit la civilisation du pétrole abondant et bon marché. L’analogie constante que pratique Rifkin entre l’énergie et l’information (dont en effet les prix de collecte et de diffusion ont spectaculairement chuté avec l’informatique et Internet) est écologiquement et économiquement indéfendable. Cela ruine son modèle économique implicite.

Comme tous les scientistes, Rifkin s’en sort en évoquant brièvement, à propos des « terres rares », des innovations parfaitement hypothétiques permettant de mettre au point des substituts peu coûteux (ch. 7) : des « métaux alternatifs », voire des « substituts d’origine biologique » grâce aux « biotechnologies, à la chimie durable et aux nanotechnologies » Je ne doute pas que des recherches soient en cours, avec des bouts de solutions. Mais on nous a trop souvent fait le coup des technologies-du-futur-qui-vont-tout-résoudre et cela n’a pas empêché pas la « grande crise » écologique de s’approfondir. Par ailleurs, les substituts à la nature ne sont jamais gratuits, ils ont des effets écologiques et humains pervers, on le voit avec les agrocarburants. S’il faut en passer, après ces derniers, par de futurs « agro-minerais » ou « bio-terres-rares », les terres arables d’une planète déjà en surcharge écologique n’y suffiront pas.

Une des conséquences de la négligence totale des enjeux liés aux ressources matérielles naturelles, renouvelables ou non, est QU’ON NE TROUVE NULLE PART DANS SON LIVRE LES NOTIONS ET LES TERMES D’ÉCONOMIE CIRCULAIRE OU D’ÉCONOMIE DE LA FONCTIONNALITÉ, ET RIEN SUR LE RECYCLAGE DES BIENS ET COMPOSANTS ! Or, bien que ces solutions aient des limites elles aussi (voir mon billet), elles font partie de toute « boîte à outils » un peu sérieuse de la transition. Quant à « l’énergie grise », elle passe elle aussi à la trappe. C’est par exemple celle que nécessite la fabrication des matériaux de construction pour un immeuble dont les performances énergétiques apparemment formidables… deviennent lamentables si les matériaux sont issus de processus gourmands en énergie et généreux en émissions.

Le sommet de la futurologie anti-écologique est atteint avec ses longs développements sur l’avenir radieux des imprimantes 3D (ch. 4). Je ne dis pas que cela n’existe pas et n’aura pas d’applications. De là à prétendre que la planète et ses ressources matérielles pourront supporter une situation d’hyperconsommation où « TOUT LE MONDE PEUT ÊTRE SON PROPRE INDUSTRIEL AUTANT QUE SA PROPRE COMPAGNIE D’ÉLECTRICITÉ », je tique. Voici cette partie hyperbolique du « grand récit » : « Bienvenue dans le monde de la production industrielle distribuée. Ce procédé s’appelle l’impression 3D…. [permettant de]… construire des couches successives du produit, en utilisant une poudre, du plastique en fusion ou des métaux… comme une photocopieuse… des bijoux aux téléphones portables, des pièces détachées d’automobile et d’avion aux implants médicaux et aux piles … Cette fabrication dite « additive »… n’exige que 10 % des matières premières consommées dans le procédé habituel et utilise moins d’énergie… »

Je ne crois pas que Rifkin ait vu le formidable documentaire « Plastic planet » et tenu compte des dommages planétaires de la poursuite dans la voie des plastiques. Je doute qu’il ait fait des bilans matière (en particulier métaux) de ces nouvelles imprimantes et des flux matériels mondiaux qui y passeraient si son rêve devenait réalité. Je doute tout autant du chiffre de 10 % qu’il balance sans preuve ni référence. Lorsque je lis cela, je ne suis pas loin de penser que la futurologie flirte avec le charlatanisme. Dites-moi si je suis trop sévère et pourquoi.

Jean Gadrey

À suivre dans le troisième et dernier billet.