Un entretien avec Dmitry Orlov

3 septembre 2014,

livre OrlovJ’ai déjà eu l’occasion de mentionner Dmitry Orlov sur le site du Sauvage en janvier 2011, à propos de l’effondrement probable de notre civilisation industrielle. J’avais renvoyé à une conférence TED, diffusée en vidéo sur internet. Cet étasunien né en Russie s’est fait remarquer pour avoir prédit la crise de 2008. C’est lui qui m’a fait comprendre la réalité économique et démographique de l’effondrement de l’URSS en 1990. Il a écrit plusieurs livres dont un au moins a été traduit et édité en français. Je vous en reparlerai peut-être après l’avoir parcouru. En attendant, vous pourrez lire ci-après une interview de l’auteur.  Ghislain Nicaise

Un entretien avec Dmitry Orlov

Par Dmitry Orlov & Tancrède Bastié

J’ai découvert les textes de Dmitry Orlov — comme la plupart des bonnes choses sur l’internet — en laissant le hasard et la curiosité me guider de lien en lien. Ce fut l’un de ces moments éclairants où un grand nombre de questions confuses trouvent leur réponse en même temps que leur formulation correcte. Par exemple, l’existence de similitudes fondamentales entre l’Union soviétique et les États-Unis était pour moi une vague intuition, mais j’aurais été incapable d’en dresser la liste détaillée comme le fait Dmitry. Il faut avoir vécu dans les deux empires croulants pour cela.

Je dois dire que mon enthousiasme fut peu partagé par mon entourage, à qui je donnais à relire les traductions. C’est bien naturel : qui a envie de s’entendre expliquer comment notre monde de confort matériel, d’opportunités individuelles et de progrès irrésistible s’apprête à s’écrouler sous le poids de sa propre expansion ? Certainement pas les générations de l’après-guerre, élevées dans la croissance pétulante des Trente Glorieuses (1945-1973), bien installées dans leur existence de consommateurs moyens depuis les années 1980, et désireuses de profiter d’une vieillesse hédonique en se persuadant que, malgré les tragédies économiques ravageant la société autour d’eux, leurs petits-enfants bénéficieront plus ou moins du même mode de vie moelleusement industrialisé. La génération de leurs enfants est davantage réceptive à la notion de déclin économique — à des degrés variables cependant, en fonction de la décroissance de leur propre pouvoir d’achat et du niveau d’accablement quotidien de leur emploi (quand ils en ont un).

On aurait tort de lapider le messager qui apporte un message sinistre. Si vous lisez attentivement les propos de Dmitry, en séparant scrupuleusement les mauvaises nouvelles factuelles et indépendantes de sa volonté de ses opinions sur ce que l’on peut faire pour survivre et vivre dans un monde post-industriel, vous remarquerez qu’il fait preuve d’un solide optimisme. J’espère qu’il a raison sur ce point.

Quelle que soit notre opinion sur le pic pétrolier et ses conséquences — ou notre inappétence pour les prophéties angoissantes — nous pouvons trouver chez Dmitry Orlov des idées fraîches sur la façon de conduire notre existence dans un environnement économique et politique dégradé, sur les raisons de nouer des relations moins qu’électives mais fructueuses avec nos semblables, ou sur l’attitude la plus efficace devant l’exaspérant caquetage politico-médiatique et le susurrement mielleux de la propagande commerciale (hausser les épaules, tourner le dos et vaquer à sa vie réelle).

Tancrède Bastié

Quelle différence voyez-vous entre l’avenir de l’Amérique et celui de l’Europe ?

Les pays d’Europe sont des entités historiques qui gardent encore des vestiges d’allégeance par delà le domaine monétisé, commercial, tandis que les États-Unis ont commencé comme une entité commerciale, basée sur une révolution qui était essentiellement une révolte fiscale et donc n’avait pas de position de repli. La population européenne est moins instable qu’en Amérique, avec un plus fort sens de l’appartenance régionale, et elle est plus susceptible d’avoir des relations avec ses voisins, de pouvoir trouver un langage commun et de trouver des solutions aux difficultés communes.

La plus grande différence probablement, et la plus prometteuse pour une discussion fructueuse, est dans le domaine de la politique locale. La vie politique européenne est peut-être endommagée par la politique de l’argent1 et le libéralisme de marché, mais au contraire des États-Unis, elle ne semble pas en complète mort cérébrale. Du moins j’espère qu’elle n’est pas complètement morte ; l’air chaud sortant de Bruxelles est souvent indistinguable de la vapeur dissipée par Washington, mais de meilleures choses pourraient se produire au niveau local. En Europe il reste quelque chose comme un spectre politique, la contestation n’est pas entièrement futile, et la révolte n’est pas entièrement suicidaire. En somme, le paysage politique européen peut offrir beaucoup plus de possibilités de relocalisation, de démonétisation des relations humaines, de dévolution à des institutions et des systèmes de subsistance plus locaux, que les États-Unis.

L’effondrement américain retardera-t-il l’effondrement européen ou l’accélérera-t-il ?

Il y a de nombreuses incertitudes sur la façon dont les événements pourraient se dérouler, mais l’Europe est au moins deux fois plus capable de traverser le prochain choc pétrolier prévu que les États-Unis. Une fois que la demande pétrolière aux États-Unis s’effondrera à la suite d’un écrasement dur, l’Europe aura pour un moment, peut-être pour aussi longtemps qu’une décennie, les ressources pétrolières dont elle a besoin, avant que l’épuisement des ressources rattrape la demande.

La proximité relative des grandes réserves de gaz naturel d’Eurasie devrait aussi s’avérer une garantie majeure contre les perturbations, en dépit de la politique toxique autour des pipelines2. La soudaine fin prévue du dollar sera sans aucun doute économiquement perturbatrice, mais à terme légèrement plus long l’effondrement du système dollar arrêtera l’hémorragie des épargnes mondiales vers la dette à risque et l’exorbitante consommation américaines. Cela devrait doper les fortunes des pays de la zone euro et aussi donner de l’espace pour respirer aux pays les plus pauvres du monde.

Comment l’Europe se compare-t-elle aux États-Unis et à l’ex-Union soviétique, en matière d’effondrement ?

L’Europe est en avance sur les États-Unis dans toutes les catégories clef du “retard d’effondrement2, telles que le logement, le transport, la nourriture, la médecine, l’éducation et la sécurité. Dans tous ces domaines, il y a au moins un système d’assistance public et certains éléments de résilience locale. La façon dont l’expérience subjective de l’effondrement se comparera à ce qui s’est produit en Union soviétique est quelque chose à laquelle nous allons tous devoir penser après coup. L’une des différences majeures est que l’effondrement de l’Union soviétique a été suivi d’une vague de privatisations corrompue et même criminelle, et d’une libéralisation économique, ce qui était comme d’avoir un tremblement de terre suivi d’un incendie criminel, alors que je ne vois aucun nouveau système économique horrible à l’horizon qui soit prêt à être imposé à l’Europe au moment où elle trébuchera. D’un autre côté, les restes de socialisme qui ont été si utiles après l’effondrement soviétique sont bien plus érodés en Europe grâce à la récente vague d’expérimentations ratées de libéralisation des marchés.

Comment le pic pétrolier interagit-il avec le pic du gaz naturel et du charbon ? Devons-nous nous préoccuper des autres pics ?

Les divers carburants fossiles ne sont pas interchangeables. Le pétrole fournit la majorité des carburants de transport, sans lesquels le commerce dans les économies développées s’arrête. Le charbon est important pour fournir la charge électrique de base dans de nombreux pays (pas en France, où l’on dépend du nucléaire). Le gaz naturel (le méthane) fournit l’azote des fertilisants pour l’agriculture industrielle, et fournit aussi l’énergie thermique pour le chauffage domestique, la cuisine et de nombreux procédés de fabrication.

Toutes ces ressources ont passé leur pic dans la plupart des pays, et approchent de leur pic global ou l’ont passé.

Environ un quart du pétrole total est toujours produit par une poignée de champs pétrolifères super-géants qui ont été découverts il y a plusieurs décennies. Les vies productives de ces champs ont été étendues par des techniques de forage intercalaire et d’injection d’eau. Ces techniques permettent d’épuiser la ressource plus complètement et plus vite, résultant en un déclin plus prononcé : le pétrole se change en eau, lentement d’abord, puis tout d’un coup. Le champ super-géant de Cantarell dans le golfe du Mexique est un bon exemple d’un tel épuisement rapide, et le Mexique ne restera pas exportateur de pétrole encore de nombreuses années. L’Arabie Saoudite, le deuxième producteur de pétrole derrière la Russie, est très secrète sur ses champs, mais il est révélateur qu’elle ait réduit le développement des champs pétroliers et investit dans la technologie solaire.

Bien qu’il y ait actuellement une tentative de représenter les nouvelles (en réalité, pas si nouvelles) techniques de fracturation hydraulique et de forage horizontal pour produire du gaz naturel à partir de formations géologiques, telles que le schiste, qui étaient précédemment considérées comme insuffisamment poreuses, il s’agit, en réalité, d’un jeu financier. L’effort est trop coûteux à la fois en terme de conditions techniques et de dommages environnementaux pour être rentable, à moins que le prix du gaz naturel s’élève jusqu’au point où il commence à causer des dégâts économiques, ce qui réprime la demande.

Le charbon était auparavant considéré comme très abondant, avec des centaines d’années de réserves au niveau actuel. Cependant, ces estimations ont été revues ces dernières années, et il semble que le plus grand producteur de charbon au monde, la Chine, soit très proche de son pic. Puisque c’est le charbon qui a directement alimenté la récente poussée de croissance économique chinoise, cela implique que la croissance économique chinoise touche à sa fin, avec de sévères dislocations économiques, sociales et politiques à suivre. Les États-Unis dépendent du charbon pour près de la moitié de leur génération d’électricité, et sont de même incapables d’accroître l’utilisation de cette ressource. La plus grande partie de l’anthracite énergétiquement dense a été épuisée aux États-Unis, et ce qui est produit maintenant, par des techniques environnementalement destructrices tels que le rasage de montagne4, est d’une bien moindre qualité. Le charbon se transforme lentement en terre. À un certain point dans le temps, le charbon cessera de fournir un gain d’énergie : le miner, le concasser et le transporter jusqu’à une centrale deviendra une perte nette d’énergie.

Il est essentiel d’apprécier le fait que c’est le pétrole, et les carburants de transport que l’on en tire, qui permet tous les autres types d’activités économiques. Sans le diesel pour les locomotives, le charbon ne peut être transporté jusqu’aux centrales électriques, le réseau électrique s’éteint, et toutes les activités économiques s’arrêtent. Il est aussi essentiel de comprendre que même de petites insuffisances de disponibilité des carburants de transport ont des répercussions économiques sévères. Ces effets sont exacerbés par le fait que c’est la croissance économique, non la décroissance5 économique (qui semble inévitable, étant donné les facteurs décrits ci-dessus) qui forme la base de toute la planification économique et industrielle. Les économies industrielles modernes, au niveau financier, politique et technologique, ne sont pas conçues pour une contraction, ou même pour un état stable. Par conséquent, une crise pétrolière mineure (telle que l’augmentation régulière récente du prix du pétrole ponctuée par de sévères hausses) résulte en une calamité socio-politique.

Enfin, il vaut d’être mentionné que les carburants fossiles sont réellement utiles seulement dans le contexte d’une économie industrielle capable de les utiliser. Une économie industrielle dans une état avancé de déclin et d’effondrement ne peut ni produire ni utiliser les vastes quantités de carburants fossiles qui sont brûlés quotidiennement. Il n’y a pas de méthode connue pour réduire l’industrie à une taille artisanale, pour ne servir que les besoins de l’élite, ou pour maintenir en vie en l’absence d’industrie des institutions sociales, financières et politiques qui ont coévolué avec l’industrie. Il vaut aussi d’être souligné que l’utilisation de carburant fossile fut très étroitement corrélée avec la taille de la population humaine sur la pente ascendante, et qu’elle le restera vraisemblablement sur la pente descendante. Par conséquent, il n’est peut-être pas nécessaire de regarder bien loin derrière le pic global de la production de pétrole pour voir des perturbations majeures de l’industrie globale, ce qui rendra les autres carburants fossiles hors de propos.

Comment va la Russie post-effondrement6 ? Prête pour son second pic7 ?

La Russie demeure le plus grand producteur de pétrole au monde. Bien qu’elle ait été incapable d’accroître sa production de pétrole conventionnel, elle a récemment affirmé pouvoir doubler sa dotation en forant au large, dans l’Arctique en train de fondre. La Russie est et demeure le second atout énergétique de l’Europe. En dépit de la politique toxique des pipelines (à laquelle il a été quelque peu remédié récemment par la construction du gazoduc Nord Stream8 à travers la Baltique) elle est historiquement le fournisseur d’énergie européen le plus fiable, et montre toutes les intentions de le rester dans l’avenir.

Peut-on espérer un déclin européen sain et sauf, ou toute société industrielle est-elle condamnée à s’effondrer d’un coup quand le carburant est épuisé ?

La sévérité de l’effondrement dépendra de la vitesse à laquelle les sociétés pourront réduire leur utilisation d’énergie, restreindre leur dépendance de l’industrie, produire leur propre nourriture, revenir à des méthodes de production manuelles pour subvenir à leurs besoins immédiats, et ainsi de suite. Il faut s’attendre à ce que les grandes villes et les centres industriels se dépeuplent le plus vite. D’un autre côté, les zones rurales éloignées et isolées n’auront pas les ressources locales pour redémarrer en mode post-industriel. Mais il y a de l’espoir pour les villes petites à moyennes entourées de terre arable et ayant accès à un cours d’eau. Pour voir ce qui permettra de survivre, on a besoin de regarder les schémas d’implantation antiques et médiévaux, en ignorant les lieux qui se sont surdéveloppés durant l’ère industrielle. Ce sont les lieux où emménager, pour se sortir des événements qui approchent.

Ma grand-mère me racontait que pendant l’occupation allemande les citadins affluaient dans sa campagne les dimanches, avec des valises vides, désireux de négocier de la nourriture avec les paysans avant de sauter dans le train du retour. Y a-t-il des avantages à vivre en ville, dans une époque post-effondrement, plutôt qu’à la campagne ?

Survivre à la campagne nécessite une autre mentalité, et un autre ensemble de capacités que survivre dans une ville ou une métropole. Certainement, la plupart de nos contemporains, qui passent leurs journées à manipuler des symboles et s’attendent à être nourris pour cela, ne survivraient pas livrés à eux-mêmes, à la campagne. D’un autre côté, même ceux qui vivent à la campagne manquent actuellement d’une bonne part du savoir-faire qu’ils avaient autrefois pour survivre sans fournitures industrielles, et manquent de ressources pour le reconstituer dans une crise. Il pourrait y avoir une collaboration fructueuse entre eux, avec suffisamment de convergence et de préparation.

Peut-on cultiver suffisamment de nourriture avec des méthodes de basse technologie et de basse énergie à partir de terre agricole hautement épuisée et hautement polluée ? Il semble que nous pourrions finir dans une situation agricole pire que celle de nos ancêtres il y a deux ou trois générations.

C’est certainement vrai. Ajoutons le réchauffement climatique, qui cause déjà une sévère érosion des sols due aux pluies torrentielles et aux inondations, des sécheresses et des vagues de chaleur dans d’autres régions. Il est vraisemblable que l’agriculture telle qu’elle a existé durant les dix derniers millénaires va devenir inefficace dans de nombreuses régions. Cependant, il y a d’autres techniques pour cultiver de la nourriture, qui impliquent de créer des écosystèmes stables consistant en plusieurs espèces de plantes et d’animaux, y compris les humains, vivant ensemble en synergie. Ce qui sera abandonné par nécessité est le système actuel, où les fertilisants et les pesticides sont répandus sur la terre labourée (plutôt que sur le sol vivant) pour tuer tout les organismes sauf un (la culture de rapport9) qui est ensuite récoltée mécaniquement, transformée, ingérée, excrétée et rejetée dans l’océan. Ce système rencontre déjà une limite dure dans la disponibilité du phosphate fertilisant. Mais il est possible de créer des systèmes en cycle fermé, où les nutriments restent sur la terre et peuvent s’accumuler dans le temps. La clef de la survie humaine post-industrielle, il s’avère, est de bien utiliser les excréments humains et l’urine.

Si les métropoles et les grandes villes survivent à l’effondrement, quelles seront leurs principales activités ? Pourquoi avons-nous besoin des villes ?

La taille des villes et des métropoles est proportionnelle aux surplus que la campagne est capable de produire. Ce surplus est devenu gigantesque durant la période de développement industriel, où un ou deux pour cent de la population était capable de nourrir le reste. Dans un monde post-industriel, où les deux tiers de la population sont directement impliqués dans la culture ou la cueillette de nourriture, il y aura beaucoup moins de gens qui seront capables de vivre des surplus agricoles. Les activités qui sont typiquement centralisées sont celles qui ont à voir avec le transport à longue distance (les ports de voiliers) et la fabrication (moulins et manufactures fonctionnant par des roues à aubes). Certains centres d’apprentissage pourraient aussi demeurer, bien qu’une grande part de l’éducation supérieure contemporaine, qui implique de former des jeunes gens à des occupations qui n’existeront plus, soit sûre d’être abandonnée sur le bord de la route.

Certains Américains voient le pic pétrolier et l’effondrement comme une autre opportunité d’investissement. Vous avez déjà écrit sur les chimères de la foi en l’argent. Cela nous laisse une question plus utile : que peut-on faire de ses économies pendant ou de préférence avant l’effondrement ? Que peut-on acheter qui soit réellement utile ? Je suppose que la réponse varie grandement selon la quantité d’argent que l’on a encore.

C’est une question très importante. Tant qu’il reste du temps, l’argent devrait être converti en marchandises qui resteront utiles même après que la base industrielle a disparu. Ces marchandises peuvent être stockées dans des conteneurs et ont l’assurance de perdre leur valeur plus lentement que n’importe quel actif de papier. Un exemple est les outils à main pour accomplir du travail manuel, pour fournir les services essentiels qui sont actuellement accomplis part le travail mécanisé. Un autre est les matériaux qui seront nécessaires pour ranimer des services post-industriels essentiels tels que le transport à voile : les matériaux tels que le cordage et la voile en fibre synthétique doivent être stockés à l’avance pour faciliter la transition.

Vous ne mentionnez pas la terre arable ou le logement. Pensez-vous qu’un certain type de propriété immobilière puisse s’avérer un bien de valeur après l’effondrement — en supposant que l’on puisse l’acquérir sans se noyer dans l’endettement — ou est-ce trop d’assujettissement financier et fiscal avant l’effondrement pour être d’aucune utilité ?

Les lois et coutumes qui gouvernent l’immobilier ne sont pas utiles ou propices au bon type de changement. À mesure que l’âge de l’agriculture mécanisée s’achèvera, nous devrions nous attendre à ce qu’il y ait de grandes étendues de terre en jachère. Qui les possède, sur le papier, importera peu puisque le propriétaire ne sera vraisemblablement pas capable de faire un usage productif de grands champs sans travail mécanisé. D’autres modes d’occupation du paysage devront émerger, par nécessité, tels que de petites parcelles entretenues par des familles, pour la subsistance. Les propriétaires forains — ceux qui détiennent les titres de propriétés de la terre sans réellement y résider physiquement mais en l’utilisant comme un actif financier — en seront vraisemblablement chassés une fois que les amplificateurs financiers et mécaniques de leur faible énergie physique ne seront plus à leur disposition. Je m’attends à encore plusieurs décennies d’efforts infructueux à faire pousser des cultures de rapport sur une terre de plus en plus épuisée en utilisant des techniques agricoles mécaniques et chimiques de plus en plus inabordables et aléatoires. Ces efforts mèneront de plus en plus à l’échec en raison des perturbations climatiques, causant des hausses du prix de la nourriture et privant les populations de leurs économies en une spirale descendante. Les nouveaux modes de subsistance à partir de la terre mettront du temps à émerger, mais ce processus peut être accéléré par les gens qui mutualiseront les ressources, et achèteront, loueront ou simplement occuperont de petites parcelles de terre, et pratiqueront les techniques de permaculture10. Les jardins communautaires, les efforts de “guérilla jardinière11, la plantation de comestibles sauvages en utilisant des boulettes de semence12, des campements saisonniers et d’autres arrangements humbles et rudimentaires peuvent ouvrir la voie vers quelque chose de plus grand, permettant à des groupes de gens d’éviter le scénario le plus sombre.

Comment peut-on se préparer à l’effondrement ou au déclin sans perdre les connections avec son environnement social actuel, ses amis, ses proches, son travail ou ses clients, et tout ce qui fonctionne encore normalement autour de soi ? C’est une question autant psychologique que pratique.

C’est peut-être la question la plus difficile. Le niveau d’aliénation dans les sociétés développées industrielles, en Europe, aux États-Unis et ailleurs, est tout à fait stupéfiant. Les gens ne sont capables de former des amitiés durables qu’à l’école, et sont incapables de se rapprocher par la suite, à l’exception possible des relations sentimentales, qui sont souvent fugaces. À partir d’un certain âge les gens se figent dans leurs habitudes, développent les manières spécifiques de leur classe, et leurs interactions avec autrui deviennent étudiées, et limitées aux interactions commerciales socialement autorisées. Une transition profonde et fondamentale, telle que celle dont nous discutons, est impossible sans la capacité d’improviser, d’être flexible — d’être effectivement capable d’abandonner qui l’on a été et de changer qui l’on est en faveur de ce que le moment exige. Paradoxalement, ce sont habituellement les jeunes et les vieux, qui n’ont rien a perdre, qui s’en sortent le mieux, et ce sont les gagnants, les gens productifs entre trente et soixante ans qui s’en sortent le plus mal. Il faut un certain détachement de tout ce qui est abstrait et impersonnel, et une approche personnelle de chacun autour de soi, pour naviguer dans le nouveau paysage •

15 décembre 2011. Traduit et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur. Les notes en fin de texte sont du traducteur.

1. Dans le texte : “money politics”, la politique menée sous l’influence des groupes d’intérêts riches, par opposition à “electoral politics”, la politique résultant en principe du processus électoral.

2. La Russie a montré, en 2009, sa capacité d’imposer ses conditions à ses clients européens et aux pays transitaires (en l’occurrence l’Ukraine) en fermant simplement le robinet du gaz.

3. Si vous n’êtes pas familiarisé avec la notion de “retard d’effondrement”, ne manquez pas de lire : Combler le “retard d’effondrement”.

4. Dans le texte : “mountaintop removal”, une méthode d’exploitation minière en surface utilisant abondamment les explosifs.

5. En français dans le texte

6. Dans un entretien avec Lindsay Curren (No shirt, no shoes, no problem), Dmitry décrivait la Russie contemporaine ainsi :
“La Russie est maintenant un pays assez étrange d’une manière stable, en quelque sorte. Par stable je veux dire qu’elle tiendra encore quelques décennies au moins, parce qu’elle est si riche en énergie et en ressources. Pour aucune autre raison.
Je constate que la société soviétique avait certains avantages en terme de survie à l’effondrement, mais elle s’est désintégrée au cours de cet effondrement.
Ce que nous avons à présent en Russie est ce capitalisme maboul où les revenus du pétrole et du gaz naturel filtrent dans et à travers l’économie par diverses sortes de pots-de-vin, de dessous-de-table et de corruption, et gonfle cette société très urbaine, classe moyenne et prospère qui ne comprend qu’un petit pourcentage de la population totale.
Le reste du pays est en train de disparaître. Les Russes en tant que peuple sont en train de disparaître. Il y aura de moins en moins de grande villes. La campagne est grandement dévastée et vide. Et par dessus cela il y a beaucoup de désastres environnementaux qui approchent et qui pourraient faire de la production de nourriture en Russie une entreprise aussi aléatoire qu’ailleurs.
Donc la Russie, en tant que pays, est en train de se ratatiner doucement. Il n’y a plus de frontière entre la Russie et la Chine. Je pense qu’il y a des accords en préparation dans lesquels toute la partie orientale de la fédération de Russie sera finalement louée à la Chine pour divers usages. De grand morceaux le sont déjà.”

7. Le pic de la production pétrolière soviétique (1988) a été suivi de l’effondrement de l’Union soviétique (1990). On peut lire à ce sujet Leçons post-soviétiques pour un siècle post-américain.

8. Le Nord Stream est un gazoduc reliant directement la Russie à l’Allemagne en contournant l’Europe de l’Est par la mer Baltique.

9. Dans le texte : “cash crop”.

10. La permaculture est l’art de cultiver la terre sans en épuiser la fertilité.

11. Dans le texte : “guerilla gardening”, une forme de militantisme consistant à jardiner des lieux publics ou délaissés.

12. Dans le texte : seedballs. Il s’agit d’un méthode d’ensemencement consistant à emballer préalablement les graines dans une boulette d’argile.