Fascinantes mégaptères

29 juillet 2016,

mégaptère:phoque:orquepar Ghislain Nicaise

L’altruisme des baleines

Dans Science Magazine du 22 juillet 2016, un article décrit le sauvetage d’un phoque de Weddell (1) par une baleine à bosse (2). Le phoque était réfugié sur une petite plaque de glace et des orques (3) coordonnaient leur nage pour faire une vague qui le fasse glisser et tomber à l’eau. Normalement le phoque était destiné au prochain repas (4). C’est alors que deux mégaptères (2) sont intervenues. Le phoque a glissé sur la poitrine de la mégaptère la plus proche, qui a continué à nager en bombant le ventre en l’air, ce qui mettait le phoque hors d’atteinte des orques. Quand le phoque glissait, la baleine le remettait en place avec une de ses grandes nageoires, qui sont à l’origine du nom de mégaptère. Ceci jusqu’à ce que le phoque trouve refuge sur une autre glace flottante. Il semble que ce type de comportement ne soit pas du tout exceptionnel (5) et que les mégaptères fassent même parfois des attaques préventives contre les orques. Les orques s’en prennent à leurs petits, les adultes étant trop puissants par leur masse ; un coup de queue ou de nageoire (6) est plus redoutable que les dents des orques. La surprise est que dans 90 % des cas où la proie potentielle a pu être identifiée, il ne s’agissait pas d’une parentèle probable mais d’autres espèces.

Cet exemple pose la question classique de l’altruisme qui n’est pas toujours facile à réconcilier avec le darwinisme orthodoxe du “gène égoïste”, et qui a fait l’objet de nombreux écrits. Quand une mégaptère vole au secours d’un jeune de son espèce attaqué par les orques, on peut considérer qu’elle protège une partie au moins de son propre ADN. Quand la victime est un phoque, si l’on refuse l’idée que les cétacés fassent consciemment la guerre, il faut supposer que les comportements anti-orques sont automatiques et que l’altruisme est fortuit. Cela paye pour les mégaptères d’enseigner aux orques à se méfier d’elles.

Le repas des mégaptères

J’ai eu la chance il y a déjà quelques années d’embarquer à Provincetown, dans la Nouvelle Angleterre qui a donné son nom d’espèce aux mégaptères, sur un bateau dont la seule fonction (whale watching) était de permettre aux touristes de voir des baleines. Nous avons pu approcher de très près une mégaptère en train de se nourrir sur un banc de poissons de taille moyenne (format hareng). Avec les explications qui nous étaient données par haut parleur et mes lectures ultérieures, j’ai pu me faire une idée précise sur ce que nous avions vu mais sur le coup, c’était surtout une immense émotion. Peut-être cette émotion était-elle due à la conscience que l’énorme animal pouvait faire chavirer le bateau d’un coup de queue mais il y avait quelque chose de plus qu’une frayeur non avouée, le sentiment que nous étions témoins d’une des forces de la nature, d’un évènement fondateur. En descendant du bateau sur la passerelle, encore très ému, j’ai dit à un ami ” Now that I have seen the whales feeding, I can die” et quelqu’un qui était derrière moi a fait écho “I’d rather live, but I see what you mean” (7). L’histoire de ce à quoi nous avons assisté se déroule ainsi. La baleine piège le banc de poissons en surface en crachant des bulles de salive, elle jaillit au milieu du cercle de poissons piégés, puis redescend sous l’effet de la gravité, toujours en position verticale. Au moment où la commissure de ses “lèvres” arrive au contact de la surface, sa bouche s’ouvre. Un torrent d’eau charriant les poissons englués s’engouffre dans cette cavité formidable. La bouche se referme progressivement et au moment où la pointe du museau arrive à l’interface air/eau, elle est complètement fermée. La mégaptère Baleine_queue,2bascule alors dans ce que les plongeurs appellent “un canard”, parfois elle souffle par son évent, on voit brièvement sa bosse, puis sa queue qui ruisselle, un grand classique des posters, et le cycle recommence. J’ai lu que des groupes de mégaptères pouvaient joindre leurs efforts et leurs crachats en formant un cercle pour mieux emprisonner un gros banc de poissons : nous n’avons pas eu le privilège de voir cela mais la prouesse technique était je crois moins importante que la proximité immédiate de ce magnifique être vivant.

Ghislain Nicaise

(1) Leptonychotes weddellii,  à droite sur la photo.

(2) Megaptera novaeangliae, mégaptère, baleine à bosse, ou jubarte, ou rorqual à bosse ou humpback whale en anglais, au premier plan sur la photo. Les lectrices et lecteurs du Sauvage se souviennent peut-être de ce lien que nous avons indiqué en mai dernier vers un petit film relatant un essai de communication musicale entre un orchestre australien et des mégaptères.

(3) Orcinus orca, parfois appelé épaulard, killer whale en anglais, à l’arrière plan à gauche sur la photo.

(4) Pour avoir fait de la plongée sous-marine en Californie, je me souviens que les plongeurs chevronnés avaient bien plus peur des orques intelligentes et sociales que des requins plutôt stupides et solitaires qui (selon au moins une expérience !) n’attaquent que si l’on fuit et se détournent quand on se dirige vers eux. L’un de ces plongeurs m’a raconté avoir vu une orque dénicher un phoque sur un rocher en se glissant hors de l’eau et avoir joué avec sa proie sur la pointe de son museau avant de la dévorer, perspective peu enviable si vous vous imaginez à la place du phoque. Les éthologues attribuent aux sociétés d’orques des cultures, sur les modes de chasse en particulier.

(5) A la suite d’un appel à témoin sur une liste spécialisée dans les mammifères marins, 115 descriptions ont été répertoriées.

(6) Les membres antérieurs des mégaptères peuvent faire 5 m de long et sont couverts de grosses balanes symbiotes, crustacés fixés dont la carapace calcaire est dure et coupante. Ces membres qui sont presque des bras rendent les mégaptères plus sympathiques, “moins poisson” à nos yeux humains. Ils sont adaptés au mouvement de bascule précédant la plongée.

(7) “Maintenant que j’ai vu manger les baleines, je peux mourir”-“je préfèrerais vivre mais je vois ce que vous voulez dire”