Les élections Européennes de 2019 ont illustré un fait historique dans l’histoire politique de l’Europe: la totalité des partis français ont inclus l’écologie dans leur programme. Certains propos sont même tout à fait radicaux, là où l’on ne s’y attendait pas. Je vous laisse deviner de quels partis viennent les discours suivants:
« Plus largement, derrière notre projet européen, il y a l’ambition d’une « civilisation écologique ». Cela signifie en finir avec le courtermisme et la loi du profit immédiat, sans égard pour l’ordre naturel, c’est-à-dire parfois le temps long. »
https://rassemblementnational.fr/videos/1er-mai-2019-a-metz-discours-de-marine-le-pen/
« La sécurité alimentaire, l’aménagement de notre territoire et la transition écologique, qui sont des conditions essentielles de notre avenir, passent d’abord par ce chemin. »
https://www.republicains.fr/actualites_tribune_pac_avenir_en_jeu_20190224
« Sensibiliser les citoyens, dès le plus jeune âge, à l’urgence écologique, grâce à un enseignement sur les enjeux du climat et de la biodiversité »
https://www.mouvementdemocrate.fr/programme/propositions-2436
« Engagés pour la transition écologique et la protection de l’environnement, développer une agriculture sans pesticides en 5 ans en aidant les agriculteurs »
https://www.les-patriotes.fr/nos-propositions-illustrees-lecologie/
« À l’heure où il faut faire un choix et agir pour une Europe plus écologique il faut savoir s’affranchir des seuls slogans, des seules postures, des seules bonnes intentions, et soutenir les orientations susceptibles de changer de cap pour passer de l’écologie de façade à l’écologie réelle. »
http://www.debout-la-france.fr/actualite/pour-passer-de-lecologie-de-facade-lecologie-reelle
N’en jetez plus ! Bien sûr, nous ne sommes pas dupes de l’incohérence entre ces paroles de posture électorale et la nature conservatrice de programmes ou de personnels politiques, qui, en réalité, prônent la continuation du modèle productiviste actuel, voire son renforcement.
Nous ne sommes pas surpris non plus par l’emploi fréquent de « transition écologique », un fourre-tout bien pratique dans l’esprit des conservateurs, car il peut parfaitement inclure la continuation du capitalisme par le biais de la croissance verte.
Mais la présence de ces mots nouveaux, et parfois forts – « civilisation écologique », « écologie réelle »- dans les partis de droite ou d’extrême-droite n’est pas seulement issue de la conjoncture électorale. Il y a une préoccupation réelle des militants et de certains dirigeants face au bouleversement climatique et ses conséquences, notamment portée par la peur des migrations. On ne se refait pas.
Du côté de la presse, les grands journaux n’hésitent plus à titrer en Une sur certains événements liés au réchauffement, sur des appels de personnalités ou de scientifiques, ou sur certaines prospectives scientifiques graves qui donnent à réfléchir. Il y a encore quelques années, ces articles étaient relégués au secondaire volet « Environnement », et les grandes manifestations pour le climat, excepté autour de la COP21, n’étaient pas autant mises en valeur.
Mieux, à la télévision ou sur internet, la notion d’effondrement commence à apparaitre, bien qu’elle ne fasse pas encore partie du vocabulaire politique courant. Une partie du grand public a découvert en 2018 la série de 6 reportages de TF1 sur l’effondrement ( ici ), ou la vidéo du Live Facebook du Premier Ministre Edouard Philippe et de Nicolas Hulot, devisant sur le best-seller « Collapse « de Jared Diamond (ici). Youtube foisonne de centaines de vidéos francophones sur le sujet, dont la teneur peut varier de l’analyse scientifique jusqu’au délire mystique, décrivant les phases d’effondrement observées, modélisées, prévues, vulgarisées, niées, moquées, redoutées ou attendues, il y en a pour tous les goûts.
En revanche, la notion de décroissance, pilotée ou subie, mais inévitable, n’arrive pas encore à pénétrer la société et les médias, tellement le formatage de plus de 2000 ans d’exploitation des ressources terrestres est implanté dans notre pensée. La finitude de beaucoup de ressources essentielles (énergies, minerais, métaux, biomasse) dans les prochaines décennies, qui survient en même temps que la crise climatique, n’est pas autant connue ni médiatisée que le réchauffement.
Nous vivons cependant le tout début d’un moment-charnière, celui de la prise de conscience d’un changement radical, généralisé et inévitable, qui scellera un nouveau destin pour l’humanité. Une fenêtre cognitive unique. On aurait tort de sous-estimer l’importance de cette période très courte, dans laquelle nous vivons encore en relative stabilité, mais voyons se rapprocher des échéances incontournables. C’est dans cette période encore pacifique que se définissent aussi bien les orientations les plus ouvertes que les plus sombres.
Les citoyens vont être de plus en plus nombreux à chercher des informations, des analyses, des prévisions. Qui sont généralement pessimistes, si on écarte les prospectives transhumanistes et autres cécités futuristes. Ils chercheront ensuite des solutions, des repères, des programmes, des actions, et y trouveront leur compte, et éventuellement leur gourou.es, ou sinon, s’orienteront vers des valeurs séculaires ou archaïques de repli sur soi, d’autorité, de religiosité, ou de sécurité, ou, pire encore, transformeront l’inévitable angoisse de l’effondrement en désespoir ou en violence, en chasse aux bouc-émissaires, en désespoir collectif ou en nihilisme haineux, opérant la « convergence des chaos », climatiques et sociétaux.
Il s’agit donc pour le champ politique, médiatique et culturel, non seulement de répondre aux interrogations actuelles des gens, mais aussi de gérer l’angoisse que génère la découverte de l’effondrement et de l’inévitable décroissance. Orienter le grand public vers des perspectives non réjouissantes nécessite un courage politique important, et une connaissance fine des aspects psycho-sociaux. Les collapsologues en étudient toutes les phases, individuelles comme collectives, et c’est une contribution importante de leur travail.
Il semble important de ne rien masquer de la réalité actuelle du réchauffement et de la finitude de certaines ressources. Il paraît essentiel qu’on ne minore aucune prospective scientifique inquiétante, et même, qu’on l’intègre rapidement dans la réflexion politique et citoyenne. A ce sujet, il est stupéfiant de voir que les études publiées fin mai 2019 par l’Académie des Sciences US sur les niveaux de fonte des glaces polaires (1), et qui dessinent une élévation des mers bien plus rapide et bien plus forte que prévue 5 années auparavant (jusqu’à 2m40 d’ici 80 ans), n’ont aucunement déclenché de réflexion politique d’ampleur, alors qu’elles sont capitales pour la prospective des 40 prochaines années.
Il semble également salutaire de ne pas mentir à la population sur certains aspects du dérèglement climatique. Il n’est pas raisonnable, par exemple, comme on l’a entendu aux élections Européennes de 2019, dans la bouche de certains leaders écologistes, de dire qu’on pourrait gagner le combat contre le dérèglement du climat. L’ »inertie temporelle » du CO2 déjà libéré depuis 150 ans, et d’autres paramètres comme l’accélération actuelle de la libération de méthane (2), provoquent des changements climatiques hors de portée de nos efforts, fussent-ils radicaux, globaux et immédiats. Oui, la bataille du climat est perdue, mais celle de la résilience ne l’est pas. Ce qui n’empêche pas de tout faire pour laisser le pétrole enfoui là où il est, et limiter ainsi les effets à long terme.
C’est aussi sur les temporalités de l’action politique que se pose un nouveau problème. Les derniers constats scientifiques nous montrent que les perturbations issus du réchauffement s’opèrent de plus en plus vite, et impactent rapidement la société ( cyclones, sécheresses, inondations, incendies, perte de récolte, etc.). Ils nous montrent aussi que des phénomènes d’emballement sont probables, bien que difficilement quantifiables et presque impossibles à placer sur un calendrier. A l’inverse, la résilience se prévoit sur un temps long. Elle peut se mettre en place aisément dans une période encore calme, comme maintenant, mais ne peut plus se construire en période d’effondrement plus important.
Enfin, il faut avoir le courage de constater que ce que nous appelions avec fierté « démocratie » n’est plus que l’ombre d’elle-même, tellement l’imbrication entre l’économie et le politique a détruit toute possibilité citoyenne d’intervention et de réforme systémique dans la marche des nations. Là aussi, devant l’impuissance du politique face à la finance, il se pourrait bien que l’action populaire, dont on ne peut prévoir la teneur, populiste & claniste ou bien citoyenne & associative, prenne l’initiative, avec tous les risques ou les bienfaits que cela peut apporter.
Il apparait donc essentiel que le champ politique encore en activité, s’il veut survivre, intègre ces nouveaux paramètres: psychologiques, scientifiques, temporels et sociétaux dans de nouvelles formes de réflexion et d’action ouvertes. Cette mutation du politique est incontournable. Ceux qui la portent aujourd’hui, dans le champ politique ou en dehors, notamment dans le champ associatif, auront une possibilité de construire des zones résilientes moins impactées par l’effondrement, où la vie pourra prendre toute sa valeur et toute sa puissance renouvelée. Une seule chose est certaine: il n’y a pas une seconde à perdre.
Jean-Noël Montagné
1 : Ice sheet contributions to future sea-level rise from structured expert judgment PNAS, June 4, 2019
2: Trends in Atmospheric Methane NOAA 2019