Archive pour la catégorie ‘De Natura Rerum’

Lettre d’une île déserte

5 décembre 2011,

Reprint Le Sauvage, juillet 1976


Nous avions demandé à Bernard Moitessier, maître en évasions, de nous expliquer sa fuite. Il nous a envoyé le double d’une lettre adressée à deux de ses amis. Il y décrit sa vie à Ahé, un atoll des Touamotou, dans l’océan Pacifique.

par Bernard Moitessier

Ahé 10 mai 1976

Salut vous deux,

Reçu votre lettre par la goélette, c’était chouette de vous lire. Non je ne vous faisais pas la gueule mais simplement je n’écris pratiquement plus depuis près d’un an, tellement le trip dans lequel je me suis mis est prenant, et parfois un peu épuisant. Pas d’exagération quand même, ça reste dans le rythme polynésien, avec pas mal de « aîta pea-pea »[1] (…) (suite…)

Le roupilleur de la jungle

22 novembre 2011,

Reprint Le Sauvage, juillet 1978

par Marie Ernouf

Boule de poils lovée parmi les lianes de la jungle, le paresseux passe son temps à s’exercer à un fascinant surplace : pas plus de sept kilomètres en deux mois, un cri moins puissant qu’un soupir et des besoins si petits que la défécation s’opère sur un rythme hebdomadaire.

Il y a longtemps, dans les temps anciens, l’aï était un animal foncièrement méchant. Il courait dans tous les sens dans la forêt, importunant tout le monde par sa précipitation et sa cupidité. Un jour, le dieu Merekulu décida de descendre encore une fois sur terre. Il attendit quatre fois sept jours que la fenêtre de la lune soit de nouveau grande ouverte, puis se laissa descendre le long d’une liane. Quand il atterrit dans la forêt de Sapucaya, il alla se rafraîchir dans une mare. Le tapir et le lièvre, le jaguar, l’ours et tous les autres animaux s’écartèrent (suite…)

Chiche le pois

20 novembre 2011,

Reprint Le Sauvage, février 1979

par Misette Godard

Le pois chiche est originaire des bords de la Méditerranée et y est resté. « On n’en fait pas de cas à Paris où il vient cependant aussi bien et aussi bon que dans les pays chauds », disait le dictionnaire Burnet au XIXe siècle. Il avait au moins le mérite – rare dans la littérature culinaire – de le citer au premier rang des pois de fantaisie. (suite…)

Un peuple d’arbres

28 octobre 2011,

Reprint Le Sauvage, septembre 1977

de Pierre Lieutaghi

Le calendrier nous ment. Comme chaque année, l’automne entre bien avant son heure dans les chaumes tout violets de dauphinelles. C’est quelque part vers la deuxième quinzaine d’août que le jour entame sa métamorphose, qu’il prend peu à peu cette patine de silex laissé sur le sable. Rien de ce qu’il touchera (suite…)

Il pleut

25 octobre 2011,

Mieux vaut qu’il pleuve un jour comme aujourd’hui qu’un jour où il fait beau. Pierre Dac

Le moi en ce jardin

5 octobre 2011,

Reprint Le Sauvage, été 1980

Microcosme ouvert sur l’univers, mais aussi enclos d’intimité, le jardin est un lieu privilégié où peuvent s’inscrire tous les mythes du « moi ». Relevée bien des fois déjà, cette « familiarité native » de l’homme avec son espace nous avertit : quelle âme aurons-nous demain (quels rêves, quels symboles ?) dans les nouveaux espaces que nous nous préparons.

Par Renée Ossemond-Launiau

« Il y a un sens, nous dit Bachelard, à prendre la maison comme un instrument de l’âme humaine »[1]. Cette « topo-analyse », étude psychologique systématique des sites de notre vie intime, nous invite à une (suite…)

Jardineurs de nouveaux mondes

1 octobre 2011,

reprint Le Sauvage, été 1980


Des légendes à arpenter, des mythes à respirer dans le Bosquet sacré du duc Orsini en Ombrie et dans la jardin du facteur Cheval à Hauterives. Leurs fleurs brillent comme les mots perdus de phrases prononcées à l’aurore du monde.

par Jacques Lacarrière

Les hommes-des-jardins, autrement dit les jardiniers, me semblent appartenir, depuis l’Éden et Aladin, à deux catégories : ceux qui répètent la Création en l’assagissant et, donc, l’affadissant ; et ceux qui plagient

La forêt vierge du Brésil par Charles de Clarac (1816)

le Créateur lui-même en inventant, par leurs jardins, un nouveau monde. Les premiers (appelons-les les jardinants) pratiquent exclusivement la culture arbustive et florale. Serviteurs de la Nature, ils en (suite…)

L’ail

24 septembre 2011,

par Misette Godard

reprint Le Sauvage, septembre 1979

Au paléolithique apparaissent les premières civilisations humaines avec des outils de pierre taillée. C’est aussi l’époque où l’humanité passe de la satisfaction animale de la faim à l’appétit, c’est-à-dire au plaisir de manger. L’art de condimenter qui apparaît alors est une réelle phase de civilisation, une étape intellectuelle en même temps qu’une sensualisation intéressante de la vie. Les cendres et le sel seront les premiers assaisonnements et l’ail vient en tête, dès cette époque, des plantes condimentaires. Au Néolithique, il sera cultivé.

Chez les Égyptiens, 2800 ans avant notre ère, une inscription est gravée sur la pyramide de Chéops, rappelant que chaque matin une gousse d’ail est distribuée aux esclaves y travaillant dans le but de leur donner des forces. Au moment de l’exode, les Hébreux pleureront l’ail d’Égypte, autant que l’oignon.

Dans la Grèce historique, Athénée cite l’ail parmi les condiments qu’un chef doit toujours avoir sous la main. Mais, chez les Romains, il est réservé aux paysans, aux soldats et aux marins qui, paraît-il, ne s’en privaient pas. Les gens délicats l’écartent de leur table et il n’est cité que dans une seule recette d’Apicius.

On n’est pas très sûr du moment où l’ail a été connu en France mais, si les Gaulois ne le connaissaient pas, les légions romaines les ont certainement initiés à son emploi. Ce que nous savons, par contre, c’est qu’au Moyen Âge, il était fortement consommé dans tout le pays, et cela aussi bien dans le Nord que dans le Midi. Il est à la base de plusieurs sauces de l’époque : sauces d’aulx blanche ou verte, sauce d’aulx au lait, aillée rousse ou à la moutarde, aulx camelins, jance, etc. À la Renaissance, on attribue l’intelligence politique de Henri IV au fait que son père lui avait frotté les lèvres avec une gousse d’ail dès sa naissance.

Au XVIIIe siècle, il disparaît, tout au moins le bulbe, mais la tige de l’ail frais est mangée, hachée, dans la salade, en fourniture. Après la Révolution, au moment où toute une bourgeoisie frustrée se découvre un goût immodéré pour la nourriture après le grand jeûne de la Terreur, la cuisine régionale y conquiert droit de cité, et les Marseillais « montent » à Paris avec leur cuisine à l’ail et à la tomate.

Je crois que depuis ce moment, l’ail est admis dans la cuisine, mais avec une extrême discrétion, sauf dans le Midi. D’ailleurs, je me demande si dans la façon d’utiliser l’ail, exception faite bien sûr pour les Provençaux qui l’utilisent pour son goût piquant, il n’y a pas vaguement l’idée que l’ail prévient toutes les maladies.

De la famille des Liliacées, l’Allium sativum, ou ail, était déjà considéré par Pline comme le meilleur médicament de son temps. Connu comme antiseptique, il entre dans la fabrication du « vinaigre des 4 voleurs » dont des générations se sont servi pour se protéger de la peste et des infections diverses. On en confectionnait même des colliers que l’on attachait au cou des enfants (pour les protéger des vampires ?). On l’utilisait aussi pour lutter contre le venin des serpents, et l’École de Salerne dit :

« Poire, Rue, Ail, Raifort, Noix avec Thériaque,

Repoussent du venin la dangereuse attaque. »

Il a été et est toujours utilisé contre les vers intestinaux. Étant diurétique, on l’a employé contre l’hydropisie. En pansement, on l’a appliqué sur les plaies, les ulcères variqueux et les piqûres de guêpe. Aujourd’hui, il figure toujours dans la pharmacopée comme vermifuge, bactéricide et correcteur de l’hypertension.

Mais l’ail a aussi ses inconvénients. Il ne peut être facilement digéré par les estomacs délicats. L’École de Salerne le cite aussi parmi les choses qui gâtent la vue, avec le bain, le vin, l’amour, etc. On prétend aussi qu’une gousse d’ail administrée en suppositoire assurait une fièvre immédiate aux conscrits…

Un inconvénient de l’ail que nous ne pouvons passer sous silence est l’odeur qu’il donne à l’haleine et à la sueur pendant les heures qui suivent sa dégustation. Pline déjà s’en inquiétait et préconisait pour cela de le planter quand la lune est sous l’horizon et de le récolter quand elle est en conjonction. Si ceux d’entre vous qui cultivent leur ail (culture facile, récolte 50 têtes au mètre carré) avaient la gentillesse de faire l’expérience et de me la communiquer, je leur en serais reconnaissante. Mais en attendant de pouvoir donner cette méthode comme certaine, mieux vaut, après l’absorption de l’ail, mâcher quelques feuilles de persil, manger une pomme râpée, sucer de l’anis ou — mais j’en ai horreur — un chewing-gum. Charles Monselet, un gastronome du siècle dernier, écrivait dans ses Lettres Gourmandes : « Pour faire un ailloli présentable, on met au fond d’un mortier de marbre à peu près une gousse d’ail par convive ; les hommes seuls sont comptés comme convive ; il y a d’ailleurs peu de femmes autour d’un ailloli. C’est un vrai plat de célibataire. Mieux que le tabac, cela tue le baiser. »

Je suis contre le racisme à table – comme partout ailleurs — et pense que l’ailloli est un vrai repas de société, même mixte. Cette sauce qui est faite d’ail pilé (une demi-gousse à 6 gousses par personne !), d’un jaune d’œuf et de beaucoup de très bonne huile d’olive, accompagne une grande variété de plats. On peut la servir simplement avec des légumes : pommes de terre, carottes, haricots verts, tomates, artichauts, etc. On peut aussi la servir avec des œufs durs. Elle est l’accompagnement classique de la morue pochée, mais aussi de tous les poissons bouillis, du maquereau à la sardine en passant par le mulet, la baudroie, l’anguille… Les amateurs ne la mangent pas sans quelques escargots ou limaçons, voire du poulpe en daube. Mais il est agréable de servir l’ailloli avec un grand plat contenant un peu de chacun de ces aliments.

Autrefois, les ouvriers des moulins à huile mangeaient l’ailloli chaque matin. Je dis cela pour ceux qui vont s’affoler devant une sauce contenant autant d’huile. Je crois qu’un être en bonne santé peut tout manger, mais à condition de ne pas avoir mauvaise conscience. Je dis cela en pensant aux gens dont la vie a été faite de régimes et qui, à 80 ans ou plus et perdant la tête, se mettent à manger de tout sans inconvénient. Pour ceux qui sont privés d’huile pour des raisons sérieuses, j’ai essayé de refaire la sauce aux aulx blancs du Moyen Âge. Elle me paraissait être la plus écologique des sauces et j’ai eu la surprise agréable de me régaler. L’« aigo boulido », ou « eau bouillie », est la soupe des lendemains de festin ou des veilles de grippe. On dit en Provence qu’elle sauve la vie car elle est salutaire à l’estomac. Mais on dit aussi qu’au bout d’un temps, elle les tue, car elle est peu nourrissante.

Misette Godard

Mots-clés : ailloli, Allium sativum.

Sauce aux aulx blancs

Denrées nécessaires pour 6 personnes :

–      1,5 l d’eau

–      3 gousses d’ail

–      2 feuilles de laurier sèches

–      1 brin de sauge

–      1 cuillère à potage d’huile d’olive

–      6 tranches de pain rassis

–      sel

Écraser l’ail et le mettre dans la casserole d’eau bouillante salée. Laisser bouillir 7 minutes sur feux doux.

Éteindre alors la flamme et ajouter les herbes qui doivent infuser trois bonnes minutes.

Pendant ce temps, déposer le pain dans la soupière et l’arroser avec l’huile d’olive.

Après l’infusion, verser le bouillon sur le pain.

Si l’on est gourmand, on peut ajouter un peu de fromage râpé sur la table et, aussi, lier le bouillon d’un jaune d’œuf.

L’ailloli

Denrées nécessaires pour 6 personnes :

–      6 à 12 gousses d’ail suivant que l’on est vraiment provençal ou pas, mais six gousses suffisent amplement

–      1 jaune d’œuf (mais il vaut mieux en prévoir un deuxième en cas où la sauce ne « prenne » pas)

–      6 dl de très bonne huile d’olive de première presse, bien verte

–      1 filet de jus de citron ou de bon vinaigre de vin

–      1 cuillère d’eau chaude

–      sel

Éplucher les gousses d’ail. Les déposer dans le mortier pour les écraser. Pour simplifier l’opération, on peut les écraser au préalable avec une pince à ail.

Quand l’ail est en pommade, y ajouter le jaune d’œuf, bien mélanger.

Transvaser l’huile d’olive nécessaire dans une burette ou une petite bouteille d’où on pourra la verser plus aisément en mince filet.

Ajouter l’huile d’olive dans le mortier en filet, presque goutte à goutte, en tournant toujours avec le pilon, mais sans s’affoler. Si vous avez l’habitude de vous servir d’un batteur électrique pour la mayonnaise, je ne pense pas que vous commettiez un sacrilège en vous en servant pour l’ailloli. Quand le mélange forme une pommade ferme, ajouter le citron ou le vinaigre et l’eau chaude. Si au lieu d’être lisse, l’huile se sépare de l’œuf dans la sauce, mettez un deuxième jaune d’œuf dans une terrine et recommencez à verser la sauce tournée comme s’il s’agissait de l’huile, peut-être en passant le pilon à un voisin plus calme.

Quand toute l’huile est absorbée, salez et goûtez.

L’aigo-boulido

Denrées nécessaires pour 6 personnes :

–      6 petites gousses d’ail blanc

–      1 tranche de pain complet rassis

–      1 bon décilitre de verjus

Laver du raisin non mûr (verjus), l’égoutter. Détacher les graines saines, les fouler et les passer dans une toile à passer les gelées ou dans une passoire très fine. Garder un bon décilitre de ce jus.

Râper la mie de pain sur les entailles fines de la râpe.

Broyer les gousses d’ail, comme il est dit pour l’ailloli.

Y ajouter la mie de pain en la passant à travers un tamis ou une passoire fine (je me suis servie pour cela du tamis à farine).

Ajouter le verjus et bien mélanger à nouveau.

Misette Godard

Le moineau

15 septembre 2011,


reprint Le Sauvage 1979

Il adore le crottin. En 1850, il découvre l’Amérique et le peuple. Menacé par les hulottes, les automobiles, les pesticides et les chats, il aime cependant les villes.

par Marie Ernouf

Si commun qu’il n’a jamais été le héros d’aucune légende ni de la moindre œuvre littéraire, modeste parmi les modestes, le moineau est cependant un des oiseaux qui nous sont le plus familier. Il est bien rare que nous lui prêtions attention, bien qu’il s’agite continuellement autour de nous, à la ville comme à la campagne. Il est assimilé au paysage et les regards semblent glisser sur son plumage un peu terne avec l’indifférence que l’on accorde généralement aux objets qui n’offensent ni ne réjouissent particulièrement la vue. Il fait pourtant partie de notre patrimoine et de notre histoire : son apparition dans les rue de Paris est liée à l’invasion de la France par les Huns. (suite…)